Jacqueline de Romilly est décédée le Samedi 18 décembre 2010. J'ai lu quelques livres d'elle et je dois dire que c'est un de ces écrivains qui m'a appris les contours de ce que peut être la démocratie.
Elle était une femme de principes. Les visiteurs de l'après-midi étaient poliment priés de s'y plier et de ne pas venir la voir sans une bouteille de whisky. Jacqueline de Romilly feignait de s'en étonner, remerciait abondamment et partait chercher à la cuisine, appuyée sur sa canne d'aveugle, le plateau et les verres qui attendaient. Tous les jours, sur le coup de 18 heures, un peu voûtée sur son fauteuil et son " petit whisky " à la main, la vieille dame aimait alors tourner la tête vers la fenêtre et laisser ses yeux, d'un bleu très clair, capter la lumière au-dessus des toits de Paris. Puis elle se concentrait sur ses interlocuteurs, les coudes sur les genoux, le regard attentif, intact de sa curiosité et du désir d'apprendre. Elle se lançait avec entrain dans une langue française délicieuse et parfaite, telle qu'on ne la connaît plus.
Il y eut un grand moment, passé à peu près inaperçu, dans la vie de Jacqueline de Romilly. Un moment d'éblouissement pour ceux qui eurent le plaisir de l'écouter ce jour-là. C'était le 23 janvier 1997, sous la coupole dorée de l'Académie française. Dans son habit vert, debout derrière son pupitre, déjà presque aveugle mais les lunettes chaussées pour la forme, elle avait déclamé pendant une heure le discours qu'elle avait préparé et appris par coeur, faute de pouvoir le lire.
La grande helléniste du Collège de France, deuxième femme élue à l'Académie française, recevait celui qui venait d'être élu au sein de l'illustre compagnie : Hector Bianciotti. Un écrivain d'origine piémontaise, élevé dans un milieu pauvre de la pampa argentine, né dans la langue italienne et élevé dans l'espagnole, qui avait appris le français à l'âge de 15 ans en traduisant Paul Valéry à l'aide d'un dictionnaire. Ecrivain italianophone et traduit de l'espagnol en français, il était devenu un écrivain français traduit en espagnol. En lui qui avait gardé son accent chantant aux " r " roulés et qui se retrouvait accueilli dans cette enceinte si purement française, Mme de Romilly vit le symbole de ce qui fut sa raison d'être à elle : la patrie particulière qu'est, pour un écrivain, la langue.
" J'espère, Monsieur, ne vous causer ni surprise ni chagrin en disant que certains peuvent trouver déroutant qu'un si précieux champion de notre langue la parle avec un accent qui n'est pas vraiment celui de la pure tradition. Même cette coupole a pu s'en étonner. Et pourtant nous pouvons nous en réjouir. Non pas à cause du charme qu'il peut donner à l'homme venu d'ailleurs, mais parce qu'aussitôt il veut dire : on peut être un grand écrivain français et aimer notre langue même quand on vient, en effet, d'ailleurs, et même de très loin. On peut avoir vécu dans la pampa et être un auteur de chez nous. Votre accent, Monsieur, est comme l'estampille du rayonnement de notre langue. Vous le garderez, et c'est tant mieux. "
Elle ignorait sa cécité, écrivait ses lettres à la main, se faisait lire le journal et les livres à voix haute, en récitait certains de mémoire. Elle se promenait dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, son auteur fétiche, comme dans un jardin familier. En cas de doute sur tel passage, elle sortait un tome de sa bibliothèque et vous indiquait à quelle page le retrouver.
A l'heure du whisky, un an avant de mourir, elle avait reçu chez elle un jeune professeur de grec ancien, Augustin d'Humières, auteur d'Homère et Shakespeare en banlieue (Grasset), un livre sur son expérience en banlieue et bataillant, comme elle, pour la survie de l'enseignement des lettres classiques. " Toute ma vie, lui avait-elle dit, j'ai attendu quelqu'un comme vous. " Transmettre par le grec et le latin l'attention aux mots, les étymologies et la syntaxe, la naissance de l'argumentation logique, la maîtrise du raisonnement, l'organisation du discours et de la pensée, Jacqueline de Romilly en a fait son combat jusqu'au bout. Elle en avait été empêchée pendant la guerre, interdite d'enseignement du fait de son origine juive. Elle y croyait. Elle était, comme elle disait en s'en amusant, " une vieille optimiste d'un âge dépassé ".
Marion Van Renterghem
© Le Monde
Disparue à 97 ans, la grande helléniste s’était vouée à la défense des enseignements littéraires, inséparables pour elle de l’étude des langues dites mortes mais qu’elle proclamait vivantes : le latin et le grec.
« Avoir été juive sous l’Occupation, finir seule, presque aveugle, sans enfants et sans famille, est-ce vraiment sensationnel ? Mais ma vie de professeur a été, d’un bout à l’autre, celle que je souhaitais. » Ces quelques mots discrètement désabusés, pour tempérer l’admiration de rigueur quand on parlait d’elle, serviront d’épilogue à une très longue vie « passée, disait-elle encore, sans que je fasse attention ». Bien sûr, sa “vie de professeur” aura été magnifique, elle aura entassé comme en se jouant les trophées les plus prestigieux, du concours général au Collège de France, de la Sorbonne à l’Académie des inscriptions et belles-lettres et enfin à l’Académie française où, pour la première fois, elle ne fut pas la première – Marguerite Yourcenar l’y avait précédée.
Toutefois, ce n’est pas la traductrice d’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ni l’infatigable exégète de son auteur (sa thèse sur Thucydide et l’impérialisme athénien fait toujours autorité), ni la biographe d’Alcibiade, non plus que la subtile analyste de la Douceur dans la pensée grecque ou la commentatrice d’Homère et d’Euripide qui est connue du grand public, à peine plus l’auteur intimiste de Sur les chemins de Sainte-Victoire, où elle se permettait enfin une note personnelle. Une autre qu’elle se fût peut-être assoupie dans la flatteuse rumeur de tous ces lauriers moissonnés. Quand, en 1984, elle publie l’Enseignement en détresse, elle fait la preuve qu’Athéna casquée penchée sur sa lance est pour elle autre chose qu’un motif de médaille ou de cul-de-lampe.
À 71 ans, elle commence une autre carrière, plus incertaine et difficile que celle de lauréate qui, jusqu’alors, lui avait si bien réussi. Son livre est un brûlot, qu’elle lance contre la plus désastreuse de nos résignations, celle qui nous fait croire que nous pouvons désormais nous passer de ce qui nous a faits ce que nous sommes, en un mot superbe et désuet, devenu ridicule et quasi imprononçable : les humanités. Il fallait bien comme elle pouvoir invoquer le bataillon sacré, d’Eschyle à Euripide et de Platon à Aristote, sans compter le renfort toujours appréciable d’Aristophane, pour conjurer, s’il en est encore temps, cette catastrophe historique – la fin de ce que, depuis les Grecs précisément, nous appelons histoire, faute d’esprits pour la comprendre et de courages pour la continuer. « Combat vital », dit-elle, dans lequel et jusqu’à ses derniers jours elle ne ménagera ni son temps ni sa peine. Comment conjurer les conséquences de la liquidation de l’enseignement classique, perpétrée avec une telle désinvolture dans l’euphorie technicienne de la fin des années 1960 ?
Après le grec, le latin, c’est le français lui-même qui sera sacrifié. Question éminemment politique, celle qui commande notre survie : en 1994, Jacqueline de Romilly intitulait son discours pour le trois centième anniversaire du dictionnaire de l’Académie, « La langue et la liberté ». Pourquoi ne plus permettre aux élèves de s’approprier nos trésors communs, latins et grecs ? Elle répondait sans ambages : « On craint sans doute qu’ils ne se forgent un jugement trop acéré et mettent en cause les fausses valeurs de notre société. »
Elle aurait pu faire siens les vers que Hugo met dans la bouche de Thémistocle, quand un prêtre soudoyé par les Perses lui remontre que le repos des Grecs exige qu’ils se rendent : « Pour les vaincus la lutte est un grand bonheur triste / Qu’il faut faire durer le plus longtemps qu’on peut. » On sait que, dans l’histoire racontée par Hérodote et paraphrasée par Hugo, à la fin les Perses sont battus.
Philippe Barthelet
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