"Le temps sera porté par un beau mouvement dramatique et celui-ci ne laissera pas de place à la monotonie"
Alexandre Vialatte

Les vaches

dimanche 26 décembre 2010

Napoléon entre le rêve et la blessure

Bonn s'attaque aux multiples visages de Napoléon


(Source : Le Monde des 25 et 26 décembre 2010)
 
Bonn (envoyé spécial) - Le général Robert Bresse, directeur du Musée de l'armée aux Invalides, à Paris, le reconnaît : une exposition comme celle qui vient de s'ouvrir à Bonn, en Allemagne, est impossible à concevoir en France. "On n'est pas encore capable de promener un regard objectif sur cet homme", constate ce parachutiste. La preuve : la dernière grande exposition en France sur Napoléon Bonaparte remonte à 1969, bicentenaire de sa naissance. Même le bicentenaire de la victoire d'Austerlitz, en 2005, fut quasiment passé sous silence. A moins d'attendre 2012, où elle sera (faute de place, partiellement) présentée à Paris, les Français doivent donc franchir le Rhin s'ils veulent voir l'exposition intitulée "Napoleon und Europa. Traum und Trauma", un jeu de mots traduit en français par "Napoléon et l'Europe. Le rêve et la blessure".




Signe que, deux siècles après, un regard distancié commence, malgré tout, à être possible, l'exposition est officiellement parrainée par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. C'est d'ailleurs à une Française, Bénédicte Savoy, enseignante à la Technische Universität de Berlin, que le Centre national d'art et d'exposition de la République fédérale allemande a fait appel. Assistée d'un autre historien, Yann Potin (Archives nationales), elle propose une approche de Napoléon beaucoup plus ambivalente que celle de ses thuriféraires ou de ses détracteurs. Bénédicte Savoy a choisi douze entrées, non pas chronologiques mais thématiques, résolument modernes pour la plupart. On y découvre notamment une "Génération Bonaparte".





Si Kant, Goethe ou Goya étaient déjà des "maîtres à penser", Humboldt, Hegel, Hölderlin ou Beethoven avaient, comme Bonaparte, vingt ans en 1789. Le visiteur ne peut être que touché par la partition de la Troisième symphonie de Beethoven, dédiée dans un premier temps à Bonaparte, puis en partie déchirée par le compositeur libéral après le sacre de l'empereur, et accompagnée d'un titre ambigu : Symphonie héroïque composée pour célébrer la mémoire d'un grand homme.



Cultivant son image de soldat, puis, à partir de 1803, d'homme d'Etat, Napoléon a toujours entretenu une relation complexe avec l'art. Maître en propagande, il vénérait Goethe, qui le lui rendait bien. L'un des temps forts de cette exposition est d'ailleurs la partie consacrée à la centralisation à Paris du patrimoine artistique et des archives de l'Europe. En 1814, le Louvre comptait 1 244 tableaux et 200 sculptures antiques rapportés par les armées napoléoniennes. L'empereur voulait construire à Paris un immense centre d'archivage (près du Champ-de-Mars) qui aurait, selon Bénédicte Savoy, "parachevé la mise sous tutelle d'Etats subitement orphelins de leur propre mémoire". Mais les peuples européens s'identifièrent aux objets saisis. ""Volés aux princes, reconquis par le peuple", telle fut la devise qui conduisit, en 1814-1815, à la plus grande restitution qu'ait jamais connue l'histoire européenne", écrivent les organisateurs.



Les "Rêves d'Empire" constituent un autre moment saisissant. Au-delà des célèbres tableaux illustrant les entrées de la Grande Armée dans les villes, l'attention est portée aux victimes. Est-ce parce que le XXe siècle a connu d'autres boucheries ? Les historiens ont peu étudié la question. Pourtant, trois millions d'hommes (et de femmes, on les oublie) seraient morts durant les guerres napoléoniennes, hécatombe alors sans égale sur le continent depuis la guerre de Trente Ans. L'exposition montre pour la première fois des croquis réalisés par un anatomiste écossais après Waterloo (55 000 morts et blessés).



Outre ces "gueules cassées" avant l'heure, il y a cette cuirasse de 7 kilos transpercée de part en part par un boulet de canon. Et surtout ces fosses communes découvertes à Vilnius, en... 2002. 600 000 hommes ont fait leur entrée dans la ville balte à l'été 1812. Surpris par le froid en décembre - jusqu'à - 39 °C -, 35 000 moururent en quelques jours ; 10 % avaient moins de 20 ans, 50 % entre 20 et 25 ans ont révélé les tests ADN. Mais les grognards qui survécurent ne furent pas les derniers à entretenir le mythe de l'empereur. Des daguerréotypes saisissants, là aussi montrés pour la première fois, présentent d'anciens combattants posant fièrement, en mai 1858, vêtus de leur uniforme. Si Napoléon est l'un des très rares hommes à avoir véritablement marqué de son empreinte l'ensemble du continent, l'exposition nous montre, sous le titre "Le Sexe et le Sang", que l'Europe fut aussi "une affaire de famille". Une rencontre à Paris de souverains européens en décembre 1809 le prouve : sur quinze têtes couronnées présentes, treize sont membres de la famille impériale.



Ce ne sont là que quelques aspects d'une exposition très riche, passionnante et forcément frustrante. Napoléon ne tient pas en 2000 mètres carrés et chacun des douze thèmes aurait mérité à lui seul une exposition. Mais si l'on accepte le parti pris panoramique, difficile de ne pas être séduit par le résultat. Et comme Bonn est une jolie petite ville qui abrite plusieurs musées richement dotés...



Frédéric Lemaître

"Napoleon und Europa. Traum und Trauma".

Centre national d'art et d'exposition de la RFA, Friedrich-Ebert Allee 4, Bonn. Jusqu'au 25 avril 2011

http://bundeskunsthalle.de/


Il faut que ce soient nos voisins Allemands qui nous donnent une nouvelle fois une bonne leçon d'histoire !

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